#Balance ton démon ♛ Dànaé

Il détestait ça, tu sais ? Quand il est parti voir le monde, ce n’est pas tout à fait à ce genre de vie qu’il aspirait. Pendant longtemps, Alexiel avait penser que la maison familiale était la définition même de l’enfer, qu’il ne pourrait jamais vivre pire que ce qu’il avait enduré à l’époque où il avait encore un foyer. Quand il avait déployé ses ailes pour la première fois, le vent l’avait rendu euphorique, les étendues terrestres devant lui étaient autant de promesses salvatrices. Il allait pouvoir vivre, enfin, comme n’importe qui. Hahaha, la blague.

Si son père était le diable, la terre était alors son domaine.

Oh, oui, il détestait ça, tu sais. Seulement quel autre choix avait-il ? Quand les portes se claquent à son passage, que les pierres heurtent son visage. Quand il avait foulé le sol, pour la première fois, ce n’était qu’un gosse, aujourd’hui il était devenu un homme et on ne le reprendrait plus à commettre l’erreur d’être suffisamment naïf pour croire qu’on lui tendrait la main. A dix ans on lui avait appris, à ses dépens, qu’un démon ne serait jamais un homme.

Alors, c’était devenu comme un rituel avec le temps. Le vol, la discrétion, il ne pouvait survivre que comme cela, après tout. Alors il se glisse dans les tavernes, subtilise les bourses qui traînent, soûle et arnaque ses victimes pour leur retirer bien plus. Chaque pièce qui teinte est la garantie d’une journée sans larcin. Parce qu’il n’aime pas particulièrement, ça, tu vois ? On lui avait dit, dans une enfance tellement lointaine et proche à la fois, qu’il était un bon gars. Une décennie de crime plus tard, il voulait croire que c’était encore le cas.

Ce n’est pas contre toi, il a la tristesse de te dire que c’est juste une question de hasard. Il t’a vu, traversant la rue, tu étais jeune, plus âgée que lui mais encore jeune, voyageuse isolée, femme, seule, la proie idéale à détrousser. Derrière sa large capuche de voyageur pour masquer ses cornes (parce qu’il n’a plus suffisamment d’argent pour les masquer autrement) il t’a observé discrètement des heures durant. Alexiel n’agissait jamais avec imprudence, trop de fois il avait voulu aller vite et s’en était amèrement mordu les doigts. Il voulait s’assurer que tu n’étais pas accompagnée, que tu n’avais pas quelques cartes pièges à jouer. C’était la procédure habituelle, un rituel, ouais, dont il n’était pas spécialement fier. Mais la vie c’est tué ou être tué, et toi tu n’as pas de corne, tu n’as pas le sang d’un ange impur dans tes veines, toi, tu peux t’en sortir autrement, lui n’a pas le choix. Il s’est répété cette phrase des centaines de fois. Il se la répète encore quand il se met en marche vers les montagnes.

A bonne distance, suffisamment proche pour te suivre, suffisamment loin pour garantir sa discrétion. A pas feutrés, profitant des ombres pour se dissimuler. Si tout se passe bien, et il l’espère, ce ne sera qu’une question de seconde. Tout ira très vite, comme d’habitude, tu seras probablement trop terrifiée pour réagir, il lui suffira d’un geste pour subtiliser ton argent et s’enfuir en courant.

Ou alors il faudra en venir aux mains, la tuer probablement.

Non. Il s’y refuse, chasse la voix mesquine de son esprit. La règle numéro un, c’était de ne jamais laisser le doute prendre le dessus. Agir, prudemment, mais agir franchement. Tout se passera bien, il n’y avait aucune raison pour que ce ne soit pas le cas. Ce soir, Alexiel ne tuera pas.

Profitant d’une pente rocheuse plongée dans l’ombre, Alexiel grimpe, prend de la hauteur pour attaquer depuis un angle plus difficile à contrer. Il te dépasse, t’attend au tournant. Une dernière respiration, une dernière prière envers des dieux auquel il n’a jamais cru… Puis il saute.

Ce qu’on ne lui avait pas dit, à Alexiel, c’est que tu n’avais pas besoin de compagnon pour le mettre à terre.

Vous savez, dans la vie il y a toujours un « mais ». Un petit détail, un grain de poussière, une petite chose qui remet tout en question et bouleverse l’ordre naturel des évènements. Alexiel, de par son mode de vie, déteste les « mais ». En fait, s’il s’écoutait, Alexiel vous dirait bien qu’il aurait préféré vivre en théorie, parce qu’en théorie, tout se passe bien. En théorie, il aurait sauté sur sa cible, lui aurait fait peur par sa simple présence et aurait subtilisé sa bourse avant de courir tel une gazelle à travers les pentes rocheuses. En théorie, il aurait dû être déjà loin, près de se réfugier dans une quelconque caverne pour passer la nuit et masquer ses traces. En théorie, il aurait pu ensuite moyenner les services de personnes peu scrupuleuses pour obtenir de quoi camoufler ses cornes et aurait mener une vie « presque normale et saine » l’espace d’un jour ou deux, le temps de repérer une nouvelle cible, de répéter la même boucle, encore et encore. C’était le plan. Seulement, la vie à son sens de l’humour bien à elle et notre jeune bourlingueur en faisait les frais.

Et évidemment, de toutes les gonzesses possibles, il a fallu que je m’attaque à celle qui a la force d’un Ogre.

Une douleur qui irradie dans le bras, du coude jusqu’à l’épaule, il pourrait supplier mais il préfère en rire, Alexiel, parce que l’humour c’est à peu de chose près tout ce qui lui reste. Puis bon qu’il le veuille ou non, il suffirait d’un geste à demoiselle pour lui déboiter l’épaule, au point où on en était, toute forme de négociation était probablement vaine.

« Un simple et humble… Aie… pickpocket mamzelle. »

Autant être direct sans pour autant trop en dire. L’expérience lui avait donné l’habitude de masquer le plus longtemps possible ses origines. En général, arriver et dire « coucou, je suis un démon » avait pour effet de pousser les gens à s’attaquer à son espérance de vie et Alexiel n’était pas, DU TOUT, en position pour encourager son ex-victime à caresser l’idée de débarrasser le monde d’une ignominie de la nature tel que lui.

« Quant à la raison, aucune, blâmez le hasard. Vous étiez seule, d’apparence vulnérable et avec probablement une bourse raisonnablement pleine…. Aaaah mon bras… Les temps sont durs et on n’est pas tous égaux en ce bas monde… Du coup vous pouvez peut-être aussi blâmer la société. »

Et les gens qui rejettent et maltraitent sous prétexte d’avoir un parent corrompu. Noyer le poisson, rejeter la douleur via un flot de parole sans queue ni tête. L’honnêteté, c’était sûrement l’arme la plus redoutable quand on était en position de danger et grâce aux dieux, Alexiel n’avait aucun secret à garder. Les seules choses intimes qu’il ne permettrait pas qu’on lui vole sont les quelques visages amicaux qui peuplent ses souvenirs. Sa mère, son frère et cette famille d’Ophyr, sa famille à elle, la seule qui l’avait fait se sentir plus Faery que monstre.

L’envie de réprimer un merci au compliment, ça aurait sûrement franchit le bord de ses lèvres si la douleur qui irradiait de son bras ne l’avait pas fait grincer des dents à la place. Il frissonne, Alexiel, conscient qu’il joue l’avenir son épaule et probablement celle de son espérance de vie. Une mauvaise réponse et les minutes à venir seraient terriblement pénibles. Seulement, quant à savoir ce que la demoiselle voulait entendre…

Il pourrait jouer l’honnêteté, de toute évidence ce serait le plus raisonnable. Alexiel n’avait aucun intérêt à mentir, d’autant plus que rien d’autre que l’appât du gain et le hasard avait guidé son choix. C’était tombé sur elle, ça aurait pu tomber sur une autre et ce simple fait constituait son seul et unique espoir de salut. La question, maintenant, c’était de savoir si la jeune-femme qui lui tordait le bras se laisserait convaincre. Dans sa voix, Alexiel perçoit qu’elle a un doute, des raisons de croire qu’il serait possible qu’on s’en prenne à elle de façon délibéré.

D’accord, parce qu’en plus de choisir la plus forte, j’ai aussi choisi la plus recherchée… Formidable.

L’ironie lui brûle la gorge tant elle est acide. Jusqu’à maintenant, Alexiel avait toujours fait confiance en son instinct. Une vie de vol et de survie lui avait donné une bonne capacité à jauger les gens en face de lui. Mais, évidemment, son sixième sens avait eu le bon goût de se faire la malle pile au moment où il en avait le plus besoin. Comme quoi, dès fois, c’est peut-être juste que la vie vous déteste.

Merde, merde, merde…

« Parce que vous pensez vraiment que je me serait fait chier à vous sauter dessus alors que j’avais la possibilité de vous abattre à distance ? »

C’est la douleur et la légère pointe de panique qui lui fait cracher ses arguments. Elle devait le croire, elle ne devait pas surestimer sa menace. Des occasions de la tuer, sans prendre les risques qu’il avait pris, il en avait eu des dizaines. Mais elle était méfiante, si méfiante.

En même temps, comment lui en vouloir ? Tu viens de tenter de l’agresser espèce de bouffon… Qu’est-ce que je peux lui dire hormis « Ok, j’ai essayé de vous voler et j’étais prêt à vous agresser pour ça, mais promis j’suis un bon gars » ? Puis quoi ? Je lui fais les yeux doux et larmoyants ? … Mon dieu, je suis tellement un homme mort.

C’est là que la légère pointe de panique se mû en un tsunami. Elle n’avait eu qu’à toucher le tissu de sa capuche pour qu’il se mette à hurler et à se débattre quitte à se déboîter lui-même le bras. La peur qui prend aux tripes, tord boyaux et viscères jusqu’à s’en foutre la gerbe. C’est toujours pareil, un trauma aussi puissant que la main du père. Le regard des gens, celui de dégoût et de l’horreur, il s’en souvient très bien, quand à Ophyr ses voisins avaient hurlés à son passage. Des yeux qui passent d’affection à inversion en l’espace d’une seconde, le foyer qui devient soudainement étranger. Il avait pensé trouver un chez lui… Ce regard… Ce regard il ne voulait plus le revoir.

Panique, Alexiel, panique tellement fort qu’il en pleur presque. Le tissu qui tombe, sa chevelure blonde qui se dévoile et les cornes du diable qui trônent.

Un simple « Oh ». La honte dans le cœur, elle brûle tellement la gorge qu’il en vomirait presque.

« Lâchez-moi ! Lâchez-moi putain et ne me regardez pas ! »

Pitié… Pitié… Je veux pas voir ce regard…

« Lâchez-moi j’vous dit ! Vous l’avez votre réponse ?! Personne n’engagerait une ignominie, même les pires salopards ont leur fierté ! Je vole parce que personne dans ce monde de merde ne laisserait un Démon vivre dignement ! Arrêtez de me regarder ! Arrêtez putain ! Je sais que je suis laid… »

Il y a des images qui ne peuvent pas disparaître. Des instants, capturés, immortalisés sur la toile de notre mémoire desquels on ne pourra jamais se défaire. Qu’importe les couches de peintures qu’on applique, qu’importe l’énergie qu’on y met à gratter le vernis du passé, ça reste. La douce amnésie de la chaire et de l’alcool n’apporte qu’une délivrance temporaire et, au fond de soit, on sait qu’aucun coup sur le crâne ne pourra venir déchirer ce tableau peint au fil des années. Une oeuvre qui vous suit à vie, qu’on ne peut pas ignorer, qu’on ne peut que contempler malgré tout ce que ça implique. Nous, Alex, il n’y a pas beaucoup d’instants à chérir sur ta toile et le peu que qu’on possède à une consonance amère. Mais il y a un instant en particulier qui nous fait frémir, plus qu’aucun autre, plus que la main de ce père qui nous faisait cauchemarder enfant. Cet instant, c’est celui du regard, de leurs regards. Quand dans le petit coin de paradis, avec Neige et sa famille, on nous avait dévisagé comme un dévisage un monstre, une anomalie. Les regards amicaux n’étaient plus, t’avais été frappé par la façon dont l’Homme pouvait passer des rires aux larmes, de l’amour à la haine sans transition. Tous ces gens que qu’on appelait par leurs prénoms, dont on connaissait la vie, tout ceux là nous avait regardé comme on regarde un familier piqué de rage. Cet instant là avait noirci la toile comme aucun autre avant. Ce n’était qu’un regard, rien en comparaison de l’ancienne maison, du temps de maman, du vrai Alex, de papa. Ce n’était rien et pourtant on l’avait ressenti comme la pire des épreuves qui soit. On avait alors compris, Alex, qu’il n’y avait rien de plus terrible que de se croire en sécurité. Car quand on baisse la garde, qu’on s’attache et que la maison brûle, c'est le goût de la trahison qui prend le pas sur tout. Et la trahison, plus que le deuil, plus que les coups, causait une douleur dont on n’avait jamais réussi à trouver le remède.

C’est ce goût de la trahison qui avait fait causé ce départ sur les routes, cette vie de vol, d’anonyme. On préférait n’être qu’une capuche, qu’une ombre, plutôt que de redevenir quelqu’un, que de donner l'opportunité à la vie de trahir de nouveau. Pas après Neige, pas après avoir ressenti la douceur d’un foyer, pas après avoir touché du bout des doigts le bonheur d’être en famille. Plutôt crever que de vivre ça à nouveau, pas vrai ? Viré de chez lui par sa seule race, pour une origine qu’on avait pas choisit, pour un père qu’on détestait plus que n’importe qui. Mais ça, personne n’avait pris le temps d’y réfléchir. Non, ils avaient tous regardés. Et on était parti. De toute façon, personnes n’aiment les Démons, c’était-on dit. De toute façon, on est laid.

Tu n’es pas laid.

Les mots percutent les oreilles et pour la première fois on cesse de bouger, on redresse la tête. L’espace d’une seconde, on se demande quelle genre de blague est-ce, de quel genre de folie t’es atteinte pour sortir un truc pareille. Sur cette putain de planète, il n’y avait que Neige et ses parents pour nous trouver quelques attraits. C’était une exception, la seule, la plus douloureuse et heureuse qui soit. Toi, toi t’avais pas le droit d’en devenir une… La trahison qui suivrait on aurait pas la force de l’encaisser. L’espoir, c’est bien là le plus fourbe des poisons.

« Soit t’as un humour particulièrement douteux, soit t’es totalement folle. Personne ne dit ça. »

Trop choqué qu’on démonte ses stéréotypes, qu’on mette à mal l’image de son monde, celle qui nous avait convaincu d’adopter cette demie-vie sans autres enjeux que la survie. On ne pouvait espérer plus, on n’avait pas le droit à plus. C’était comme ça, c’est la conclusion à laquelle on était arrivé après vingt ans à essayer.

« Tu vas à contre courant de l’opinion du reste du monde. C’est quoi ? Un besoin de te démarquer ? Mauvais ancêtres ou non, les gens ne s'embarrassent pas de ce genre détail. Comme on a pas la possibilité d’avoir le père sous la main, on fait payer le fils, c’est comme ça. Tu ne comptes donc pas me briser le bras et me tuer si je comprend bien ? Tu pourrais le regretter, avec ma tête nul doute que t’aurais de quoi te payer la belle vie, on pourrait même te prendre pour une héroïne. »